Imaginez que vous passiez des années à construire votre média indépendant, article après article, à créer du contenu de qualité, à fidéliser vos lecteurs. Et puis un beau matin, pof ! Votre trafic s’effondre de 50 %, 60 %, parfois 80 %. Pas à cause d’une erreur de votre part, mais parce qu’un algorithme en a décidé ainsi. Bienvenue dans la réalité cauchemardesque que vivent actuellement des centaines de petits éditeurs français, victimes silencieuses du « grand ménage » orchestré par Google Discover. Moi, ça me met en colère. Parce que derrière ces chiffres, il y a des rédactions qui ferment, des journalistes qui perdent leur emploi, et une diversité éditoriale qui part en fumée.
Quand un seul acteur décide de tout
Les chiffres donnent le vertige. Selon l’Alliance de la presse d’information générale (APIG), Google Discover représente désormais 68 % de tout le trafic Google vers les éditeurs français, avec plus de 500 millions de clics par mois. En décembre 2024, sur 820 millions de visites enregistrées, 569 millions provenaient de Discover, contre seulement 189 millions via Google Search traditionnel. Une augmentation de près de 49 % en un an. Cette domination ne serait pas nécessairement problématique si elle profitait à tous. Mais voilà le hic : depuis octobre 2025, le consultant Clément Pessaux observe dans son « Top 50 Discover » une consolidation brutale des positions.
Les grands médias établis comme Le Monde, Le Figaro ou encore Ouest-France, trustent désormais quasi exclusivement le flux, reléguant les acteurs indépendants dans les oubliettes numériques. Comme le souligne Siècle Digital, Google aurait choisi la voie de la facilité pour lutter contre le spam : créer une « liste blanche » de médias établis et réduire drastiquement la visibilité des petits éditeurs. Un choix qui rappelle étrangement l’évolution de Google News il y a dix ans, quand la plateforme avait progressivement étouffé les sites « alternatifs ». L’histoire bégaie, les victimes changent à peine.
Le fléau invisible : l’IA qui massacre la qualité
Si vous pensiez que c’était déjà assez grave, accrochez-vous. La situation s’aggrave avec la prolifération de contenus générés par intelligence artificielle. Des enquêtes rapportées par Le Monde révèlent que 18 % des médias les plus recommandés et 33 % des sites tech seraient alimentés par des générateurs de texte. Un opérateur unique aurait même publié jusqu’à 7 700 articles en 15 jours, soit 510 par jour ! Avec une visibilité sur Discover supérieure à celle de titres historiques.
Comment voulez-vous qu’une rédaction classique, avec des journalistes en chair et en os qui vérifient leurs sources, qui enquêtent, qui réfléchissent, puisse rivaliser avec des fermes à contenu automatisées vomissant quotidiennement plus de 500 articles ? C’est mathématiquement impossible. Et pendant ce temps, Google laisse faire, incapable ou peu désireux de distinguer le vrai journalisme du spam habillé en information. Cette industrialisation du contenu crée ce qu’on appelle le « Discover bombing » : des sites quasi automatisés inondent la plateforme avec des volumes hors de portée pour une production humaine. Le résultat ? Un décrochage massif de la valeur éditoriale au profit d’une course effrénée au clic immédiat.
L’impossible équation pour les éditeurs indépendants
La réalité que vivent actuellement les petits éditeurs est d’une cruauté kafkaïenne. D’un côté, Google Discover fonctionne selon une logique de filtrage complexe basée sur la « réputation du site» et la « qualité perçue du contenu», des critères opaques que personne ne maîtrise vraiment. De l’autre, l’algorithme privilégie la réactivité et l’actualité chaude au détriment du contenu « evergreen », ces articles fouillés et intemporels qui constituaient jadis la richesse d’un média. Comme le note le Journal du Net, le contenu evergreen est mort.
Ces articles soigneusement documentés, capables de générer du trafic pendant des mois ? Désormais presque inutiles. Google Discover impose une logique de flux continu où seule compte l’actualité du jour, voire de l’heure. Les éditeurs se retrouvent ainsi pris dans un piège infernal : pour survivre dans Discover, il faut publier vite et beaucoup. Mais publier vite et beaucoup coûte cher en ressources humaines. Les petites structures n’ont tout simplement pas les moyens de maintenir ce rythme infernal. Résultat : elles disparaissent du flux, et avec elles, leur voix unique, leurs angles différents, leur pluralisme éditorial.
Une dépendance toxique assumée
Le plus troublant dans cette histoire, c’est l’addiction créée. Les éditeurs français le savent : dépendre à 68 % d’un seul acteur pour leur trafic, c’est jouer avec le feu. Comme l’explique Mind, Google Discover reste « un puissant apporteur de trafic toujours aussi opaque pour les éditeurs ». Opaque, mais indispensable. Cette dépendance rappelle celle aux réseaux sociaux il y a quelques années, quand Facebook changeait son algorithme et faisait s’effondrer du jour au lendemain le trafic de médias entiers. Sauf qu’ici, c’est pire : là où les réseaux sociaux offraient au moins la possibilité de construire une communauté, Discover ne laisse aucune prise. Pas de relation directe avec les lecteurs, pas de fidélisation possible (à part avec les fiches de site, pas ou peu disponibles), juste un robinet qu’on peut fermer sans préavis.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : selon Similarweb, le trafic mondial des recherches a chuté de 15 % sur un an en juin 2025. Plus inquiétant encore, la proportion de recherches d’actualités ne générant aucun clic vers les sites d’information est passée de 56 % en mai 2024 à près de 69 % en mai 2025. Les AI Overviews, ces résumés générés par intelligence artificielle qui répondent directement aux questions sans nécessiter de clic, cannibalisent le trafic. Pour les éditeurs, c’est un double coup dur : moins de trafic depuis Google Search, et une concentration accrue sur Discover où les places sont chères et réservées aux gros.
L’indifférence générale face au massacre
Ce qui me révolte le plus dans cette affaire, c’est le silence assourdissant qui l’entoure. Pendant que des dizaines de rédactions indépendantes voient leur modèle économique s’effondrer, le débat public reste focalisé sur d’autres sujets. Google continue tranquillement son « optimisation algorithmique », les grands médias, qui bénéficient de la situation, ne s’en plaignent évidemment pas, et les petits éditeurs crèvent dans l’indifférence. Comme le rappelle Siècle Digital, cette stratégie de Google inquiète car en réduisant la diversité des sources, Discover perd ce qui faisait son intérêt initial : la découverte de nouveaux points de vue et la variété éditoriale. Nous nous dirigeons vers un paysage médiatique uniformisé, où seules quelques voix dominantes auront droit de cité. Le paradoxe est cruel : Google affirme vouloir lutter contre la désinformation et promouvoir un web de qualité, mais son algorithme produit l’effet inverse. En privilégiant les acteurs établis et en laissant proliférer les fermes à contenu IA, il appauvrit la pluralité du web francophone.
Les solutions sont là, mais la volonté manque
Techniquement, des solutions existent pour endiguer le phénomène. Côté détection du « Discover bombing », on pourrait identifier les pics de publication anormaux, les similarités structurelles de texte, les signatures d’auteurs génériques, les schémas de liens répétitifs. Côté éditeurs, renforcer les signaux d’auteur, valoriser les pages journalistes, assurer la traçabilité des sources. Le fameux mais cependant inutile E.E.A.T…Mais tout cela nécessite une volonté. Celle de Google d’investir dans des systèmes de détection sophistiqués plutôt que d’appliquer une politique du bulldozer. Celle des régulateurs européens de s’emparer sérieusement du sujet, au-delà des grandes déclarations sur la souveraineté numérique. Celle des utilisateurs de privilégier l’accès direct aux sites qu’ils apprécient plutôt que de se laisser porter par le flux algorithmique. Pour l’instant, cette volonté fait cruellement défaut.
Que reste-t-il du web ouvert ?
Alors que nous approchons de 2026, une question lancinante se pose : que reste-t-il de l’idéal du web ouvert, de cet espace où chacun pouvait faire entendre sa voix, où la diversité des sources constituait une richesse ? La réponse est douloureuse. Comme le formule le Journal du Net, « lorsqu’un seul algorithme contrôle une telle part de votre audience, vous ne dirigez plus un média : vous exploitez une ferme de contenu optimisée pour Google. » Nous avons troqué l’indépendance éditoriale contre la survie algorithmique. Nous optimisons pour l’engagement plutôt que pour la valeur, pour la rapidité plutôt que pour la rigueur, pour les émotions plutôt que pour l’analyse.
Et pendant ce temps, les petits éditeurs, dont nous faisons partie, ces voix singulières qui faisaient la richesse du web français, disparaissent les uns après les autres, dans l’indifférence quasi totale. Leur mort est silencieuse, progressive, invisible dans les statistiques globales qui continuent d’afficher des millions de clics. Mais ces clics ne racontent qu’une partie de l’histoire. Ils ne disent rien de la concentration du pouvoir, de l’appauvrissement éditorial, de la standardisation des contenus. Ils ne disent rien de ce que nous perdons : une certaine idée du journalisme, de la liberté d’expression, du pluralisme démocratique.
Et maintenant ?
Moi, je ne suis pas résigné. Je crois encore qu’on peut inverser la tendance, mais cela exige un réveil collectif. Les utilisateurs doivent reprendre l’habitude de consulter directement leurs sites préférés plutôt que de se laisser nourrir passivement par des algorithmes. Les régulateurs doivent imposer de vraies contraintes aux plateformes dominantes, pas seulement des amendes symboliques. Et Google doit assumer ses responsabilités d’acteur quasi monopolistique dans la distribution de l’information. Sinon, dans quelques années, quand on cherchera un article nuancé, une enquête approfondie, un point de vue original, on ne trouvera plus que des contenus standardisés, produits en série par des IA ou des grosses rédactions formatées. Et on se demandera, trop tard, pourquoi on a laissé mourir la diversité. Pour conclure, je vous invite à partager votre avis, vos remarques ou nous signaler une erreur dans le texte, cliquez ici pour publier un commentaire .
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Sources citées :
- Siècle Digital : « Google Discover : le grand ménage de l’algorithme en France » (05/11/2025)
- Journal du Net : « L’état de l’open web en 2025 et vision pour 2026 » (05/11/2025)
- Le Monde : « Google Discover, nouvelle source de trafic et addiction pour les médias » (25/09/2025)
- Mind : « Google Discover : un puissant apporteur de trafic toujours aussi opaque pour les éditeurs »
- Infonet : « Google Discover en 2024 : impact de l’IA sur la presse française » (05/11/2025)
- Blog du Modérateur : « Google Discover, première source de trafic des médias français » (14/04/2025)
- Effinity : « 20 conseils pour être visible sur Google Discover » (21/05/2025)
- Alliance de la presse d’information générale (APIG) : Baromètre de la diffusion (mars 2025)